Un instant

Parfois, l’un-l’une d’entre eux coupe sa course, lâche ce fil invisible qui les guident tous vers une journée autiste; celui-là, celle-là m’adresse un regard qui l’illumine.

Ce trottoir, je l’habite depuis quelques années, j’y ai mes repères et un repaire du matin près de la boulangerie, baigné des odeurs de viennoiseries juste sorties du four. Là, à l’abri d’une avancée de tuiles, la pluie d’hiver ne m’atteint pas et le généreux soleil d’été épargne mon corps; j’y reste jusqu’à Midi la plupart du temps.

Ensuite, par temps froid, je me réfugie dans le métro. Chaotique. Sinon, je vais dans le parc, sous les futaies ombragées, près de cette fontaine ruisselante qui porte jusqu’à moi des miettes de fraîcheur, je m’installe sur un banc délaissé par les grignoteurs de sandwich repartis en urgence pointer dans les immeubles vitrés.

Les poubelles portent en elles le vestige de leur passage.

Le flot est ensuite plus léger mais ils viennent toujours. A ces heures-là, mes visiteurs sont des enfants en bas âge sur le chemin des balançoires et leurs parents conciliants ou des personnes âgées en promenade.

Ainsi se déroulent mes journées, au gré de leurs disponibilités, au rythme de chacun.

Pour certains, je je suis devenu une halte salutaire, l’occasion d’un sourire, d’un mot agréable, d’un échange; mon regard attire le leur. Peut être car je les regarde droit dans les yeux ? Peut être parce qu’ils ne lisent en moi aucune attente ? Rien à donner, si peu à craindre, seule reste l’opportunité de vraiment se lâcher, par deux-trois mots, parfois plus, peuplant un échange qui, sans qu’ils me le disent, est bien l’un des plus nourrissants de la journée.

Alors, ils m’écoutent et pourtant, je n’ai rien à dire, tellement peu à réclamer. Ils m’ont déjà donné plus que je n’aurais espéré, leur attention totale.

Puis ils reprennent leur route, j’attends le ou la prochaine. Ma journée est jalonnée de tant de collisions avec leur monde.

Ils reprennent leur course mais, je le sais car certains me l’ont avoué, ils ne sont plus les mêmes, ils sont emplis de ce qu’ils ont toujours souhaité, cette once de chaleur qui crépite, fendille l’armure et laisse pénétrer l’imprévu.

Ma vie n’a pourtant rien d’exceptionnelle; elle pourrait même être qualifiée de routinière; si ce n’est que je suis le flot, j’écoute l’instant, je ne m’arrime à rien; ainsi, chaque jour est nouveau, riche et digne d’intérêt car tout peut arriver, je laisse toute place à l’inattendu et celui-ci vient quand on ne le cherche pas.

J’ai vu des personnes changer, s’ouvrir, se découvrir, connecter leur beauté; ils ne traversent plus cette rue en zombies.

Est-ce ce Monde qui m’a rejeté ou moi qui l’ai fui ? C’est si peu important au bout du compte… Si tant est… S’il avait su que je créerais tant de vocations à l’abandonner, peut être m’aurait-il plus aimé ?

 

4 réflexions sur “Un instant

  1. Un texte très poétique Onepatte

    J’aime particulièrement la fragilité du narrateur dans cette phrase : « Ma journée est jalonnée de tant de collisions avec leur monde. »

  2. On peut être plus ou moins réceptif-ve selon les jours, selon notre état… Ces mots sont lus pile poil à l’instant où les (mes) émotions sont à l’écoute de leur message. Merci de « créer cette vocation à fuir le Monde », ce monde de zombies. C’est une belle vocation, continuez autant que vous le souhaitez !

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