Agenda ironique du mois de Novembre 2015

Martine, faisant fi des derniers beaux jours, plutôt que de se prélasser en compagnie de ses chaussures bleues au soleil, à préféré s’acquitter de la tâche d’engendrer l’agenda ironique de Novembre et, de cela, pour notre cause, je la remercie… D’autant qu’elle a livré un sujet qui me semble inspirant… Mais, de cela, vous serez juge… Serai-je coupable ? L’avenir…

« En un certain village d’Écosse, on vend des livres avec une page blanche glissée au milieu des autres. Si un lecteur débouche sur cette page quand sonnent trois heures………» Julio Cortázar, Cronopes et Fameux, 1993

Ma première page blanche

Jeune, je les domptais, les ravageais, les califourchenjambais avec l’outrecuidance et l’insouciance jalonnant ma primeur d’âme, je les bravais, de haut en bas, de gauche à droite, sans coup férir, sans crainte ressentie, griffonnant inlassablement de ma patte confiante jusqu’à ce que nulle place ne demeure.

Un soir, devant le spectacle des feuilles remplies amoncelées sur mon bureau, ma mère, souhaitant, pour me protéger, freiner ces ardeurs et, plutôt que me vendre des croquemitaines littérairo-phobiques qui, soyons sincères, ne pullulant guère en nos contrées à l’époque, n’auraient que peu douché mon élan, m’avait mis en garde dans le choix du bon moment passé à cet ouvrage, évoquant pour la première fois ces trois heures pile où rien de bon ne naît sinon des mots le silence et des idées l’absence.

« Fadaises et fariboles ! » avais-je pensé, vigoureux effronté que j’étais croyant à un complot d’adultes pour assécher mon besoin d’expression. L’évidence devait un jour me renvoyer sous mes premiers dessous de draps me réfugier.

Je me souviens.

Un jour pareil au précédent n’augurant rien plus que l’opportunité de m’adonner à mon bon plaisir. Je m’y attelais baigné par la lumière grisante  glissant à travers les vitres de ma chambre. j’étais d’humeur légère. C’était un poème.

J’engendrais l’histoire d’un ruisseau serpentant… Je me souviens… Il était 2h57…

« Fier vaisseau, candeur de l’humide

Batifole, se rit des mottes,

des traits de terrains contraires,

des virages à fournir

Pour sa route poursuivre,

Se moque des défis, des plantes, des tiges, des racines,

S’obstine, renverse et avance.

Fier ruisseau… Fier ruisseau… »

Puis plus rien.

Fier ruisseau, insubmersible quand roulait 2h59, fut coupé dans son galop rampant six poignées de secondes plus tard comme ma main subissait le brutal arrêt que j’avais tant nié.

La page se refusa à moi ! Mots et idées s’enfuirent.

Mais comment ?… Mais pourquoi ?… Fier ruisseau était à quai, c’était acquis.

J’en posais plume, ma fine lame émoussée semblait enlisée.

Cela dura… Un cauchemar. Je dépérissais, perdais tout goût, mon sourire disparut aux commissures de mes lèvres après deux jours de cette malédiction.

Je payais ma juvénile arrogance d’un prix que je jugeais démesuré.

Cela dura.

Jusqu’au jour où, tombant dans mes mains du bord d’un livre que je feuilletais sans conviction, synchronicité maligne me conta « … un certain village d’Écosse, (où) on vend des livres avec une page blanche glissée au milieu des autres. Si un lecteur débouche sur cette page quand sonnent trois heures… »

Je tournais la page et tombai sur la sournoise, la coquine page blanche venant narguer mes humeurs maussades…

Elle n’était que vilénie et arrogance, son immaculée blancheur ne sut tromper mon oeil convaincu.

Oeil que j’avais mauvais en l’instant, lequel précipita mon envie et mon corps direction le dit-village, direction l’Ecosse en vue d’une improbable mais indispensable rédemption sans laquelle je pourrais en venir à de sombres et définitifs desseins rapidement.

Elle ne l’emporterait pas.

Le trajet me porta sur son aile d’espoir, j’allais guetter, chasser, pourchasser délivrance de mon trouble dussè-je traquer par vaux, par monts, par tous les continents connus.

Le village gisait émotivement coincé à l’ombre d’un promontoire aride ou trônaient les frêles vestiges d’un château à fantômes.

Les rues pavées du centre-ville me menèrent sans encombre ni intérêt des autochtones jusqu’à la bibliothèque, lieu défini par mes soins comme l’évidence où mon désarroi s’évaporerait comme il avait osé venir.

L’écossais ne s’intéressait guère plus aux livres en ce matin-là; la bibliothèque était ouverte mais vide. Personne derrière le guichet, je décidais d’enjamber le tourniquet.

Des rangées de bibliothèques disposées en quinconce entouraient l’espace de lecture central où des tables alignées au cordeau et des chaises rangées soigneusement à intervalles réguliers baignaient dans les halos circulaires des luminaires métalliques suspendus. Nulle âme en vue.

Je recherchais la section « Amérique du Sud », je la trouvais juste derrière celle de « Pataphysique ». Une rangée était essentiellement destinée à ce livre. Je dénombrais 134 exemplaires sous différentes formes, poches, grand formats, reliés; et 1 édition originale sous verre là pour être vue, pas lue.

Je laissais traîner mes doigts sur les couvertures; ils se jetèrent d’instinct sur une réédition de 1999.

Le deuxième de couverture m’indiquait qu’il appartenait à la bibliothèque municipale et la carte de prêt signalait qu’il n’avait plus été utilisé depuis le 13…

Le 13… Le jour premier de mon malheur. Je courrai jusqu’à une table quand une voix, au loin, me reprit d’un « Silence ». Je m’arrêtai, scrutais, ne vis rien. L’ordre ne fut pas répété.

La curiosité rejeta toute question supplémentaire. Le livre d’abord.

L’énigme se situait en milieu de livre, j’avançais par tranche de cinq feuillets, relisant en diagonale pour me resituer, Je ralentis en approchant; ne pas commettre l’impair de tomber nez à texte; je freinais bien avant, page 48 et faisais glisser lentement chacune des suivantes jusqu’à arriver à la 52… Je relus la 52; je revins deux fois sur un paragraphe que je peinais à vraiment comprendre puis ce fut clair.

« En un certain village d’Écosse, on vend des livres avec une page blanche glissée au milieu des autres. Si un lecteur débouche sur cette page quand sonnent trois heures…» clôturait le bas de page… J’étais venu pour la 53.

Je pris le coin entre le pouce et l’index, tournai et…

Une pendule accrochée derrière moi retentit, me faisant sursauter et lâcher le livre qui chut sur le rebord de la table pour finir au sol.

La voix ne dit rien.

Je regardais les aiguilles. Trois heures moins dix.

Aussitôt, les portes d’entrée s’ouvrirent, des personnes à la queue-leu-leu franchirent les portiques et, sans un bruit, vinrent, chacune son tour, chercher un exemplaire pour aller s’installer sur un coin de table, livre posé devant elles.

Le défilé dura huit minutes et 45 secondes, le dernier des lecteurs s’empressant de trouver une place. Il s’installa à ma table. Je n’eus pour salut qu’un austère hochement de tête. Il posa son livre lui aussi.

Le silence se fit. Soixante secondes remises au néant.

Je ramassai le livre, revins à la pendule; la grande aiguille tiquetaquerait la bascule sur les trois heures dans quelques secondes.

J’attendis car tous ils attendaient. Vint l’instant. Trois tintements ouvrirent les vannes et eux et elles ouvrirent le livre.

Des cris et pas de « Chuuut », des pleurs mais aucun « Silence !! », des rires, des sourires, des éclats emplirent la pièce auparavant défunte.

Le lugubre monsieur face à moi n’était plus qu’un grand sourire : « Vous n’ouvrez pas ?

– Euh ?….

– Ouvrez et vous saurez ! »

Je me réinstallai, rouvris le livre en quête de cette 53 qui se moquait bien trop de moi.

Du vide ! Du vide à chaque page. Rien. Je feuilletais rapidement; des pages blanches ! Mon oeil croisa des traits noircis. Je revins en arrière. La 53. La 53 était écrite.

La 53 me racontait tout ce que je n’avais pu poser en mots, que fougue n’était que fuite et qu’être fleuve demande patience… Des mots qui prirent sens bien plus tard.

J’en restais sans voix.

Le sourire : « Votre première fois ? Cela m’a vraiment perturbé la première fois… Je viens ici dès que je me perds, que je m’éloigne. Et j’ai toujours trouvé la réponse, je me suis retrouvé à chaque fois ! « Trois heures » ouvre les perspectives, jeune monsieur. Bonne lecture ! » Mon voisin retourna poser le livre avant de s’éloigner en sifflotant.

Je restais immobile comme chacun repartait le coeur léger. Le mien battait si fort.

J’ai lu plusieurs fois ce jour-là, jusqu’à ce que la page s’efface et que les autres réapparaissent.

J’y retourne dès que je bute. J’y retourne et j’attends trois heures. L’heure de toutes les surprises.

16 réflexions sur “Agenda ironique du mois de Novembre 2015

  1. J’aurais donc loupé la bibliothèque? Je repars de suite. Juste une question? La bibliothèque ouvre à trois heures moins dix du matin, ou de l’après-midi?

  2. Ho, que je me suis plongée en apnée dans ce récit talentueux et suspensien, rempli à ras bord de trouvailles vocabulistiques qui font sourire. Et puis cette bibliothèque pottérienne qui nous emprisonne dans le livre et sa magie féériquement ensorcelante. J’arrive. Attendez-moi, vous autres mais au lieu de sauter par dessus le tourniquet, je passerai par en-dessous si ça ne vous fait rien.

  3. J’avais déjà lu ton texte, la semaine dernière et bizarrement persuadée que je l’avais commenté, je revenais juste m’en délecter ! j’ai bien fait,hein ! J’avoue ne jamais encore avoir eu l’angoisse de la page blanche, mais je me souviendrai si besoin est…) « être fleuve demande patience, quelle belle expression ! »

  4. La patience du fleuve ne capitulera pas devant la fuite des mots et des idées. Tout silence augure toujours des bruits de vie à venir, et tu l’écris très bien. Ouvrir des perspectives, que voilà des formulations qui font du bien.
    Ton texte, patte, est à lire et à relire. A chaque fois une nouvelle compréhension s’ensuit.
    C’est un écrit « force réverbère » j’ai envie de dire.
    Merci pour cette magnifique page 53.

Ron-ronne-moi un commentaire

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