LTJDNV – scène 7

Ils avaient choisi le premier bar se présentant à eux, un pmu auto-proclamé et défendant bien la cause, sans musique assourdissante ni cohue du Vendredi soir, juste quelques habitués appuyés au bar et une télévision accrochée au mur, branchée sur les infos du soir et les drames du jour.

Ce calme relatif leur convenait parfaitement et ils prirent soin de choisir la table la plus éloignée pour discuter tranquillement.
Les deux cafés et le verre d’eau étaient arrivés au milieu de leur bavardage.
Quand le patron « peu aimable car patron de pmu » fut reparti, Alexandre reprit :
« … Et lui ?
– Ah ! Le patron, c’est tout un roman ! »
Les trois clients étaient déjà passés à travers le moulinet de leur inspiration.
Pendant leurs années d’université, Alexandre et Juliette avaient pris pour jeu de croquer une vie aux gens qu’ils croisaient, laissant leurs imaginations remplir le vide que pouvait être la crue vérité.
Ce rituel était revenu aussi simplement qu’une évidence.
« Le patron… Juliette hésita… Le patron, c’est un ancien charpentier repenti d’avoir tué tant d’arbres et qui s’est reconverti et caché en un troquet sombre, dans une rue que personne n’emprunte, avec des clients sans destin, passant sa vie à frôler les murs, à regarder dans son dos car couvert de culpabilité…
A cet instant, celui-ci, marmonnant à un des habitués, tourna la tête vers « ces deux amoureux cachés dans leur coin qui gloussaient » -selon ses termes- depuis un bon quart d’heure.
Juliette se crut repérée et se tut derrière sa tasse.
Alexandre reprit.
« Oui, et il a refait sa vie comme il a pu, épousé une femme qu’il ne voit quasiment jamais, qui vit souvent chez sa sœur parce qu’elle l’aide à prendre soin de son mari handicapé. Autant dire qu’il est seul…
-Oui. Il y a bien le chat mais… Il n’aime pas les chats alors…
-Qui le lui rendent bien… Il a l’avant-bras gauche tout griffé… Il voudrait bien s’en débarrasser mais Madame râlerait encore… Madame dont il pense se séparer… Non, mieux… Elle vient de lui dire qu’elle ne l’aime plus !…
Juliette ne rebondit pas immédiatement.
« … Tu ne t’aies jamais demandé comment c’était possible, ça ? De ne plus aimer quelqu’un ! De ne plus rien ressentir, comme ça, presque en un instant… »
Elle jeta au visage d’Alexandre une moue triste d’éternelle enfant blessée.
« … Tu n’as pas de nouvelles ?
– Pas un gramme, il s’est volatilisé. Il avait pris tout l’espace et puis, il a tout repris… Sans explications. Juste qu’il ne m’aime plus.
– …
– Ce n’est jamais une réponse, ça !
– … Oui… Je te comprends… C’est…
– C’est comme ça… J’ai juste un peu de mal à me faire à ce « comme ça »…
– …
– Beaucoup de mal. »
Elle but un peu d’eau.

Alexandre triturait sa tasse.
« Tout ça résonne trop fort en moi pour que je puisse te dire quelque chose. Et puis, quel conseil serait utile ?
– Aucun !
– Oui, aucun. Comme il n’y a pas de réponse.
– Aucune.
– Il n’en a sûrement pas, lui non plus.
– Sûrement pas… Bref… Une énigme de plus dans ma vie… Mais une de trop, je trouve. »

Ils se turent. Il y avait une guerre quelque part et dans l’écran de télévision.

« Le temps aide.
– Oui, il n’y a que le temps.
– …
– Oui, nous nous sommes bien trouvés pour ce qui est du déboire amoureux. Nous aurions pu écrire un recueil de nos écueils !
– … On a de la matière, c’est sûr !
– Et je suis ravie que tu aies rompu le sortilège !
– Oui !…
– Et donc, Elsa ?
– Oui ?
– Parle-moi d’elle, tu es si mystérieux !
– Eh bien, je ne sais pas, c’est juste que… C’est difficile de trouver des mots… »
Alexandre s’appuya sur son dossier, l’air anormalement réfléchi, les joues empourprées.
« Je ne vais pas t’aider là ! Débrouille-toi ! » Rit Juliette.
« Eh bien… C’est tout simple… Voilà ! Avec elle, tout se passe de commentaire, je sens que je suis moi… Et, apparemment, ce que je suis lui convient. Ou elle fait avec, bien sûr !
– Bien sûr ! Cette femme est d’une incroyable mansuétude alors !
– Oui, c’en est surprenant !… J’en viens à me méfier d’elle ! Il y a anguille sous roche, c’est louche ! » Et il sourit.
« Je crois que tu as raison, elle joue clairement un double-jeu !… Ou alors, elle veut te voler ton argent ? Ah ? C’est peut être ça ? Tu es devenu riche en comptant les brins d’herbe ?
– Eh ! Je ne te permets pas… Je compte aussi les marmottes !
– Et ça rend riche de compter les marmottes ?
– J’ai 1125 € sur mon livret A.
– …
– Oui, Elsa est un rapace à l’œil peu acéré !
– Deuxième défaut quand même ! Peu perspicace en plus d’être vénale !
– Maintenant que tu le dis… Elle a plein de défauts !… Enfin… Plein… Elle a deux défauts ! Heureusement que tu es venue, tu m’ouvres les yeux ! »
Ils sourirent.
L’ancien charpentier éteignit la télévision et s’approcha :
« Je vais fermer, M’ssieur-Dame ! Je coupe votre roucoulade, désolé ! »
Alexandre lui répondit en payant « Cela tombe bien, nous partons vers notre nid d’amour ! Tu viens, Chérie ? » et il présenta son bras à Juliette.
« Oui, j’arrive, mon Roubidou ! » Chantonna-t-elle.

La voiture stationnait à deux cent mètres.

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Une réflexion sur “LTJDNV – scène 7

  1. « Croquer la vie des personnes croisées » voilà un jeu séduisant et… inépuisable ! 🙂
    en tout cas c’est l’occasion pour tes personnages de retrouver une certaine complicité, une façon de se dire que l’autre est resté important.
    J’aime beaucoup la douceur de leurs propos, cette espèce de lenteur aussi que je perçois dans l’avancée de leur rencontre.
    je poursuis ma lecture… 🙂

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