Juliette.
Cela part d’un bon sentiment.
Deux êtres, éperdus d’amour et/ou fatigués par de longues heures passées en salle d’accouchement ne peuvent être taxés d’avoir fomenté un complot en vous assignant ce prénom.
S’ils savaient, les fous, qu’ils vous affublent de la pression incommensurable de réussir là où la littérature s’emploie à démontrer que la cause est perdue d’avance. Il est écrit que porter ce prénom, au demeurant charmant, ne vous invite qu’aux étreintes amoureuses tumultueuses, aux destins entrecroisés tragiques et ne vous offre, pour final, qu’un drame toxique.
Allez donc vous lancer de plein pied là où votre cœur risque de perdre le sien : l’Amour. Il faudrait être fou.
Juliette s’est toujours prémunie contre cela.
Une sorte de sixième sens l’en a alerté très tôt et, du haut de ses vingt-huit ans révolus, elle n’aurait jamais pensé pouvoir craquer ainsi, pour une lettre, quelques mots, fussent-ils les plus doux, fussent-ils ceux qu’elle attendait inconsciemment.
Il faut croire que le poison le plus violent n’est pas celui que l’on croit.
Juliette jouait depuis le début du trajet avec son foulard, l’enlevant et le renouant autour de son cou à intervalles réguliers à raison d’un aller-retour par tranche de dix minutes. Ce manège durant depuis un temps certain, assurément trop long pour lui, le monsieur placé face à elle ne masquait plus son exaspération devant ce va-et-vient n’allant nulle part. Juliette le sentait bien, il lui fallait décider ; avec ou sans.
Hélas, elle n’a toujours été que climat de Mars, virant de chaud à giboulée en un instant.
Ce foulard était surtout un bel exutoire à un questionnement sans fin et sans réponse.
Et ce, depuis Paris, depuis la bouche de métro, bien avant Montparnasse, bien avant tous les arrêts qui, comme autant de portes de sortie, avaient bien failli l’attirer à eux. Immobile d’esprit, elle avait laissé le flot des usagers et des correspondances la porter vers cet instant-là.
Depuis le départ, elle était restée, collée à l’inconfort d’un siège qui n’égalait pourtant pas celui de son esprit.
Les prés, les vaches, les ponts, le temps défilaient en un commun accord, le Sud attirait le train vers lui et Juliette se bagarrait avec un bout de tissu. De guerre épuisée, elle lâcha l’affaire, semblant soulager l’autre, qui repartit du coup dans son journal.
Elle saisit son sac. A nouveau lui aussi.
Elle en sortit la lettre. A nouveau elle aussi.
Une lettre bien pliée, soigneusement rangée dans son enveloppe mais qui lui chiffonnait l’esprit.
L’écriture d’Alexandre.
Un frisson la traversa. Quelle drôle d’histoire que la leur, si classique pourtant. Mais la leur. Unique. Une faculté où se perdre, une ville immense, des atomes crochus mais l’Amour qui les crochète en ne leur faisant pas passer le cap.
Trois années intenses partagées. Ils en restèrent amis comme on le reste de n’avoir pas su faire différent, avec une question restée ignorée de peur de trouver la réponse. Ils se sont éloignés au gré des destins, du sien le ramenant vers ses montagnes et de celui de Juliette, l’exubérante, la frénétique s’enjoignant d’aller à Paris mordre la Vie.
Une lettre remet parfois tout à plat. Il lui a écrit une première fois, se cachant derrière les banalités d’usage, derrière une envie « comme ça » de prendre des nouvelles. Cette lettre, déjà, avait été un choc et elle avait esquivé au mieux qu’elle pouvait le jour de la réponse.
Elle s’était trouvée des occupations nouvelles, des coups de cœur subis, comme ce cours d’Aîkido et le temps d’enfin aller à Orsay s’extasier devant des peintures qu’elle ignorait jusqu’alors sans que cela l’eût empêché de vivre.
Orsay n’a qu’un temps. Et elle rangea son kimono sans regret.
Car l’envie de lui répondre avait fini par la saisir et, rentrant chez elle un sale jour où rien n’allait, comme elle se sentait épuisée et crasseuse d’une ville la noyant à petit feu, il était temps.
Et ainsi :
Cher Alexandre, Me voilà enfin posée devant une feuille, le stylo en main.Tu me sais frénétique, j’ai toujours eu beaucoup de mal à ne pas agiter ma vie en mille sens et j’apprécie d’autant de prendre enfin le temps d’écrire. Surtout à toi !!! J’ai tout ce qu’il faut, un plaid sur les jambes, une tasse de thé. Une vraie petite Mémé grabataire. Hihi…
J’ai mis le nez ce matin, dans un vieux carton, sur cette photo que tu avais prise de moi quand nous jouions aux hôtes et hôtesses lors du congrès de Nice. Elle m’a surprise, je me suis demandé si c’était moi. Pourtant, je l’ai si souvent regardée… C’est moi et pourtant, ça paraît ne pas être moi. On y voit juste mes jambes entrecroisées, en station.
On me croirait d’un calme angélique. Je suis sûre que le haut de mon corps bouillonnait.
Que toi, tu aies su saisir cette parcelle de moi ne me surprend même pas. Tu me manques. Tu étais mon lithium, j’avoue qu’à tes côtés, je me sentais rassérénée.
Oui, tu vois, j’utilise toujours des mots pompeux. J’adore !!!
Je n’ai pas changé !!!! Bon, je suis peut être un peu moins fluette mais le reste de moi… Pareil !!! T’écrire, c’est comme replonger dans nos moments de confidence, nos discussions interminables.
Tu te rappelles ces petites chaussures rouges que nous avions choisies ensemble ? Je les porte sur cette photo.
Elle est beaucoup de toi cette photo. Je l’ai posée à côté de moi et je me sens moins seule ici.
J’avoue que j’ai quitté le calme pensant que la folie de la ville me serait plus familière mais je me sens plus happée que volontaire. Je vieillis peut être ?
Tu m’avais dit que je serais toujours électrisée mais je crois que l’épuisement me guette ici. Je reviendrai peut être. Je reviendrai au moins pour les vacances, histoire de voir si je suis toujours allergique au temps qui coule lentement.
Comment vas-tu ? Tu n’as parlé de toi que très peu dans ta lettre. J’aime tant quand tu te racontes, c’est calme, c’est fluide. J’aimerais avoir ta quiétude et ta confiance. Moi, je brûle, je me consume. Enfin, tout n’est pas noir. Enfin… Je ne crois pas…
Oui, je vais venir pour les vacances, il faut vraiment qu’on se voit. Il le faut !!! J’y tiens !! Je t’embrasse fort.
Juliette
Elle n’avait pas tremblé, ni en l’écrivant ni en logeant la feuille dans l’enveloppe ni en la postant. Elle s’accordait à dire, à cette heure, comme elle roulait vers lui, que l’inconscience de la Jeunesse l’avait happée l’espace d’un instant.
Ou était-ce sa réponse ? Ces quelques mots comme un aller simple offert et plus rien qui ne la retienne de composter ce moment.
Ma Juliette,
Quel bonheur d’ouvrir ta lettre ce matin !
De savoir que tu as pensé à moi en noircissant ces pages de ta petite écriture nerveuse et pressée, me maudissant peut être au passage d’être toujours le dernier des Mohicans, sans I-Phone ni internet.
Je prends le temps de lire et relire tes phrases.
Les yeux face à la Mer, je laisse remonter à la surface tous nos moments à deux. Nos fous-rires, notre étonnante complicité, nous qui étions si éloignés.
Ces fameuses chaussures rouges et dorées qui cadraient si peu avec la jeune fille simple que tu étais mais qui présageaient si bien de la femme que tu rêvais de devenir…
Dommage que je ne sois pas doué pour lire les présages. Elles t’ont fait voyager si loin de moi, ces petites chaussures rouges et dorées…
Je lis ta lettre et je m’étonne et je m’inquiète.
Reviens vite, mon petit papillon de nuit, avant de te brûler les ailes. Contrairement à moi, ni la Mer ni la garrigue n’ont pris de rides.
Et, qui sait, un jour, peut être, saurons-nous te contenter ?
Alexandre, ta Pénélope
Elle avait reconnu son écriture en vérifiant que cette lettre lui été bien adressée. Elle s’était empressée, l’avait ouverte sur le champ, lue d’un trait, ne reprenant son souffle qu’à la fin d’un long 50 mètres en apnée littéraire.
Elle la relut plusieurs fois le soir même, encore et encore les jours suivants, pour se prouver que, oui, il l’avait bien écrite, de son propre chef, et non pas sous la menace d’un apitoiement coupable pour « cette » pauvre Juliette perdue dans sa ville.
Elle voulait croire qu’il voulait vraiment la revoir.Et vite.
Elle avait répondu, annoncé sa venue et, depuis, elle respirait mal. Vraiment mal. Son souffle était coupé… Et ce foulard qui l’étouffait. Elle l’enleva, le cacha au fonds de son sac, priant pour ne plus jamais le retrouver. Elle jeta un coup d’œil, le monsieur hocha la tête de dépit et reprit sa lecture. Le haut-parleur crachota que « Oui, on était bien sur la bonne voie, dans le bon train, à la bonne heure, en direction de l’endroit prévu » comme pour rassurer les voyageurs. Rien qui ne rassura vraiment Juliette. Les prés, les vaches, les ponts, le temps défilaient bien vite pour elle, elle ne s’était pas trompé de train. S’était-elle trompé tout court ?