Théodore est ventripotent.
« C’est mon périmètre de confort » dit-il, feignant de savoir se moquer de lui.
Il a une barbe fournie et mal entretenue, en majorité blanche, parsemée de quelques poils gris et quelques poils noirs qui ne le resteront pas longtemps.
Il a la voix grave, le verbe éloquent, il se sait l’attraction.
Il a son public, les gens du quartier, son quartier-général, le bar de la Butte, et ses planches, le comptoir de ce même bistrot où il est en représentation 365 jours sur 365.
Il ne fait relâche que le 29 Février, il dit que c’est un mensonge, que ces quelques heures qu’on veut bien nous octroyer tous les 4 ans, c’est une fumisterie, une erreur de l’histoire.
Enfin… Une erreur de son histoire, celle qu’il réécrit, pipe au bec et balivernes aux lèvres.
Il était d’Indochine, il a posé la première barricade de mai 68, il a discuté avec De Gaulle et le grand Charles a acquiescé lors de leurs discussions.
Il a lancé Montand. Il le raconte souvent et toujours ils écoutent.
« C’était rue des Quatrefages dans le 5ème arrondissement. C’était un appartement au 3ème étage, au 9 de la rue, un immeuble fatigué, déjà, à l’époque, porté par ses voisins plus qu’il ne se tenait seul.
C’était là qu’est né, entre autres, un talent à nul autre pareil, dans la pénombre de persiennes ternies, sur un parquet craquelant et sous une lumière blafarde.
Peu importe cet environnement d’outre-tombe, l’atmosphère était chargée d’une énergie incroyable, puissante et inspiratrice.
C’était là que cela devait se passer, on y croisait des musiciens, des compositeurs, des comédiens, des écrivains qui y venaient puiser la ressource nécessaire ou offrir aux autres l’appui et l’encouragement utile.
Après 96 marches, le palier nous accueillait comme un havre de liberté, nous laissions sur le seuil tous nos doutes, nos craintes et, l’espace de quelques heures, nous vivions dans un vase apparaissant peut être clos aux non-initiés mais infini pour nous, à la fois, d’un vide qui ne demandait qu’à être rempli et d’un plein dont nous nous nourrissions.
Je me rappelle Montand. Il était tout jeune et tout fébrile. Il habitait loin de l’endroit de ses premiers et timides faits d’armes. Je lui ai prêté une bicyclette et fais promettre de venir souvent. J’avais senti en lui cet irrésistible montée de sève, ce talent surnaturel. En fait, je lui ai prêté le succès.
Et il en a fait bien bel usage »
Ils écoutent conquis, ils connaissent l’histoire, la récitent même à mi-voix comme il la livre de son timbre puissant et enveloppant.
Théodore a le mot fort, il noie toute incohérence relevée par une de ses ouailles dans la bière et le rire. Et un léger mépris.
« Tu sais mieux que moi peut être ? » Dit-il. Il toise l’opposant.
« Tu as vécu , sûrement dans une vie antérieure, à l’époque, tu étais là, tu sais… Je vais me taire alors !!! »
Et c’est toujours l’autre qui se tait.
Théodore en sait beaucoup, il mélange petites et grandes vérités, les boit et recrache le fruit de son imagination en un résultat qui apparaît tout à fait digeste à la majorité des oreilles tendues.
Et puis, sa gouaille mérite révérence. Ils lui font tous courbette de l’âme, jeunes, vieux, ouvriers, endimanchés ou encravatés, érudits, incultes ou craignant de l’être.
Seule une voix lâche :
« Je croyais que Montand avait débuté à Auteuil avec Blanchard et Monquelon ?
-Pardon ? » Fait Théodore, ne daignant pivoter sur son tabouret pour voir l’agresseur.
Celui-ci se répète. Auteuil. Blanchard. Miquelon.
Théodore se déplace par petits à-coups sur son siège, s’agrippe au zinc pour parvenir à ses fins.
L’intrus-malotru est petit et costaud… « Râblé » aurait dit Théodore qui aime perdre ses convives en les assommant de mots inusités.
L’importun se tient droit, collé au bar, moustache frissonnante d’excitation d’avoir attiré l’attention.
Théodore le toise. Costume gris, canotier, chemise blanche et sourire en coin. Oui. Sourire en coin.
Celui-ci, quittant son rictus :
« Je me suis toujours passionné pour la vie d’Yves Montand et il me semble, vous n’hésiterez pas à me reprendre si je me fourvoie, qu’il a commencé sa carrière à Auteuil…
(silence) Blanchard ?… Miquelon ?… Cela ne vous dit rien ? »
Théodore ne transpire jamais. Pourtant, il porte par tous temps et températures son pantalon de velours marron, une chemise et son veston sans manches, en velours lui aussi, par-dessus.
Théodore ne transpire jamais. Sauf là.
Il s’est levé. Théodore est grand. 1 mètre 80 au garrot. Il est costaud et sa stature est massive.
Il en impose naturellement.
« Je me moque bien, Monsieur, de l’histoire qu’on livre dans les bouquins, je n’énonce que celle non romancée, la vraie.
-Je ne mets nullement en doute votre honnêteté Monsieur. Bien mal m’en prendrait. C’est la véracité de vos sources qui m’interroge.
Quelques bruits timides et échappés, tout au plus des murmures, de ci, de là, prennent position pour l’un et l’autre…
Théodore ne transpire plus, il ruisselle.
Il tire maladroitement de sa poche un mouchoir froissé et tente de colmater la brèche.
L’atmosphère s’alourdit en un instant, l’on se croirait en pleine rue d’une ville du far West : eux deux seuls, les autres muets, cachés, craignant le déferlement d’injures ou de répliques cinglantes.
Théodore se liquéfie. Puis se reprend.
« Mes sources n’en sont pas, Monsieur, mes sources sont mon vécu. Je peux comprendre l’étonnement d’un inconnu mais j’ai eu, bien malgré moi, l’opportunité de vivre de grandes aventures. Ce n’est pas me vanter que de dire que j’ai aidé Montand, c’est une simple vérité.
-C’est une vérité qui vous appartient, je vous l’accorde, mais je trouverais plus sage qu’elle restât entre vos deux seules oreilles !!
-je ne vous permets pas Monsieur !!
-Je me permets, je m’appelle Blanchard. Comme mon père !!! Comme son père avant lui. Comme mon arrière-grand-père qui a accueilli et accompagné Yves Montand. »
Attaqué de front, Théodore s’est assis, les yeux dans le vague.
Le silence des ouailles lui semble assourdissant.
Théodore est blême, aussi pâle que sa chemise.
Un instant perdu puis tous, comme repus de la mise à mort, s’en vont, reprennent leurs activités, le cours de leur vie, l’attroupement s’évapore en quelques secondes, laissant Théodore comme échoué.
Blanchard, gêné, s’approche du vieil homme :
« il reste cependant à croire que l’histoire se nourrit d’aventures parallèles . »
Théodore répond machinalement : « Il reste à croire… »
Il reste immobile.
Blanchard : « Monsieur ?
-Ce n’est rien… Ce n’est rien… Un léger trouble passager. Je vais vers mes… Il hésite… Je vais vers un nombre d’années certain.
-Puis-je faire quelque chose, monsieur ?
-Oh non… Rien.. Je vais bien… C’était peut être Trenet ? Je les ai toujours confondu…
-Euh oui… C’est vrai que… On pourrait les confondre…
-J’ai connu Trenet aussi… Le saviez-vous, Blanchard ?… Trenet et Montand… Je ne sais plus lequel des deux, me parlant de l’autre, m’a dit un jour « ça marche bien pour lui… Théodore, tu crois que je devrais faire comme lui ? »
-Ah ? Et… Que lui avez-vous répondu ?
-Je lui ai dit « Bien sûr, fais pareil !! »
-Vous avez eu raison, il a bien marché !!
-Oui… Oui, il a bien marché !!
Je dois vous quitter, Monsieur. Bonsoir !!
-Oui… Oui… Bonsoir, monsieur, mes amitiés à votre arrière-grand-père… S’il est encore parmi nous ?
-Je n’y manquerai pas, Monsieur.
Blanchard sortit.
trop fort !